
Société trop rationnelle et sans émotion
C’est une pensée, même une très longue pensée, et surtout une réflexion sur une grosse défaillance de l’humanité du 20ème et 21ème siècle.
Ce n’est pas une critique négative, mais à la fois un constat qui explique pourquoi les services psychiatriques sont remplis plus que jamais et pourquoi les psychiatres gagnent bien leurs vies.
Au début, je pensais que cela était propre à ma famille lorsque j’étais enfant. Et avec le temps, l’âge et l’expérience, je réalise que c’est général. Dans le monde entier, mais surtout la société occidentale. À savoir l’Europe et l’Amérique du Nord.
C’est comme une plaie qui s’étend à la surface de la Terre touchant toute l’humanité. Cependant, aussi durs soient les souffrances sur Terre, je suis convaincue pour diverses raisons que nous sommes là pour apprendre et grandir.
L’humanité, même si elle a connu des déboires horribles du style la seconde guerre mondiale, tente de grandir. Heureusement que nous mourrons à maximum 100 ans, cela permet une progression rapide via la génération suivante sur l’échelle du temps.
J’ai de très vieux souvenirs de ma prime enfance. Je ne me rappelle pas de tout en détail, mais je me rappelle qu’à deux ans et demi, j’étais à l’aéroport en Algérie parce que ma mère nous avait pris avec elle et fuyait mon père en Algérie dans la maison familiale qui appartient à mon père.
Je me rappelle bien même si j’étais très jeune parce qu’il y avait les tapis roulants pour les bagages et j’y avais mis un nounours qu’on appelait dans le début des années 80 un kiki. N’arrivant pas à le prononcer vu mon âge, je disais chichi. J’avais mis ma peluche sur le tapis pour m’amuser et parce que les aéroports quand on a deux ans sont fascinants.
L’été qui précède la séparation de mes parents, alors que j’avais 5 ans, j’ai vécu quelque chose qui est encore gravé dans ma mémoire.
Je jouais avec une fille à peine rencontrée dans le quartier. Nous nous amusions si bien que je lui ai proposé de jouer à la maison. Mes parents n’achetaient quasiment pas de jouets et je me souviens que mes sœurs avaient construits avec du papier et des cartons des petites maisons pour mes petites barbies.
Alors que je jouais dans la chambre, cette fille et moi, nous nous sentions en sécurité puisque ma mère était là dans l’appartement.
Soudain, j’ai vu la mère de cette fille entrer en larmes et en crise dans la chambre. Quand elle a vu que sa fille était là en sécurité, elle a explosé de colère et a tabassé sous mes yeux cette pauvre fille qui ne comprenait absolument pas pourquoi tant de haine, de colère et de coups qui lui tombaient dessus.
J’entends encore la fille pleurer recroquevillée par terre sous les coups de sa mère.
J’avais 5 ans et voilà mes pensées : je comprends très bien que cette femme aie eu très peur parce qu’elle ne savait pas où était sa fille. Je comprends aussi pourquoi elle est passée des larmes à la colère. Nous n’avons pas pensé à prévenir qu’on jouait à la maison. Mais, les adultes sont là pour nous faire grandir. On est totalement dépendants d’eux et un enfant ne mérite pas d’être tabassé par un adulte. Les adultes usent de leurs pouvoirs sur nous pour nous maltraiter.
Bon, je passe les détails avec ma mère. Mais ce que cette fille vivait, c’était notre quotidien avec notre mère. D’ailleurs, ma fratrie dit que je n’ai pas été aussi violentée comme eux physiquement et que donc, je n’ai aucune raison de me plaindre.
Des coups, j’en ai reçu. Moins souvent que mes sœurs et mon frère. J’en recevais peu parce que j’avais compris : ne pas exprimer la moindre émotion, lire autant que possible pour fuir ma mère parce qu’elle m’oublie quand je lis, rester dans ma chambre.
À emprisonner ce que je ressentais en permanence, je finissais par avoir des crises que je contrôlais absolument pas.
Quand c’était trop, je me jetais par terre et je frappais le sol en hurlant. Je ne comprenais pas pourquoi j’avais quelques fois ces crises. À force de bloquer les émotions qui sont énergie parce que ma mère ne tolérait aucune émotion et même la joie, je finissais par craquer comme un vase trop rempli qui ne peut rien évacuer.
Revenons un peu à l’histoire de l’humanité. On croit à tort que le moyen âge était peuplé d’hommes vaillants qui se font la guerre et qui n’exprime aucune émotion. D’ailleurs, on dit aux hommes alors qu’ils sont encore de très jeunes enfants : sois un homme, un homme ne pleure pas.
Lorsque je suis allée à l’université de Liège, j’avais pris comme option histoire du moyen âge. Le professeur dont j’adorais le cours expliquait que c’était l’inverse. Le seigneur qui avait tué des centaines de personnes parce qu’il faisait la guerre à un autre seigneur pleurait toutes les larmes de son corps le soir.
Le curé qui grimpait les échelons dans l’église catholique pleurait devant tout le monde lors de sa promotion.
Donc, au moyen âge, exprimer ses émotions était super bien vu. Accepté et toléré contrairement à ce qu’on croit.
Mais alors, d’où vient le fait que l’on occulte tant les émotions ? D’où vient le fait que 99 % des personnes répondent rationnellement quand vous allez mal émotionnellement ? Voire que 80 % vous évitent et que ce que l’on appelle l’intelligence émotionnelle est aussi rare sur Terre que l’eau dans le désert ?
L’entrée dans le 20ème siècle a introduit deux paradigmes: la science et le service militaire.
Mon professeur d’histoire du moyen âge à l’université de Liège le disait bien : c’est quand le service militaire est devenu obligatoire, qu’on a commencé à interdire aux gens de ressentir leurs émotions. Et que la société actuelle pense qu’être fort, c’est ne pas avoir d’émotions du tout. Ou de les maîtriser et les contrôler.
Tout simplement parce que l’on a une émotion qui nous empêche de se jeter corps et âme dans une guerre : la peur.
Pour que les hommes aillent à la guerre sachant qu’ils vont très certainement mourir, il fallait les éduquer à ne pas ressentir la peur. Donc, à ne pas ressentir d’émotions.
Et c’est de là qu’est venue l’idée actuelle qu’un homme fort est un homme qui ne ressent pas d’émotions.
D’où l’éducation des garçons qui consistent très souvent à leur interdire de ressentir ce que l’on qualifie d’émotions négatives.
Puis, le 20ème siècle marque de nombreux progrès grâce à la science (regardez juste les découvertes d’Albert Einstein) qui provient du cortex cérébral et pas du cerveau limbique.
Rappel ou petit cours d’anatomie du système nerveux.
Nous avons un cerveau divisé en trois parties qui, parfois, se font la guerre. La première partie qui est la partie la plus profonde est le tronc cérébral.
Rattaché à la moelle épinière et au système nerveux périphérique (ce sont les nerfs dans vos bras, jambes et thorax), cela forme le système nerveux autonome.
C’est le système nerveux autonome qui gère les battements du cœur, la digestion, la sudation et aussi les réflexes.
Quand vous trébuchez, vous mettez l’autre pied en avant pour ne pas tomber. Ce n’est pas réfléchi, ni analysé parce que c’est le tronc cérébral qui traite l’information en millième de seconde là où le cerveau qui réfléchit traite l’information en secondes.
Donc, le tronc cérébral prend le dessus pour réagir parce qu’il réagit et traite l’information plus vite que la partie du cerveau qui réfléchit.
Juste au dessus du tronc cérébral, il y a le cerveau limbique qui est le cerveau des émotions. Les mammifères en sont dotés alors que les reptiles non.
Un serpent domestique ne ressent aucune émotion face à l’humain chez qui il habite. Un chat, un chien ou tout autre mammifère, oui.
Le cerveau limbique est composé de l’hippocampe qui est notre mémoire autobiographique, de l’amygdale qui est le centre de traitement des émotions et le thalamus qui est un peu comme un chef qui dirige le cerveau limbique.
Si je vous dis : qu’avez-vous le 17 juillet 2007 ? Vous allez me répondre : bah, je ne sais plus !
Par contre, vous serez capable de me raconter comment s’est passé votre premier jour d’école même à l’âge de 70 ans si c’est un bon ou mauvais souvenir. Parce que les souvenirs de notre vie sont dans la zone du cerveau qui gère les émotions. Donc, notre mémoire autobiographique est basé sur nos émotions.
Votre cerveau n’a pas une mémoire illimité. Du coup, il garde en mémoire seulement ce qui lui semble important.
Et juste au-dessus du cerveau limbique vient enfin le cortex cérébral.
C’est le cerveau rationnel. Celui que vous utilisez pour rédiger votre liste de courses, réfléchir, faire des calculs, écrire, etc.
C’est la zone que l’on voit appelé la matière grise.
L’homme a une différence avec le reste des animaux sur la planète Terre : il a un cortex préfrontal qui est le siège de la décision. Le cortex préfrontal, sauf en cas de danger de vie ou de mort, peut décider d’aller à l’encontre du tronc cérébral et du cerveau limbique.
Donc, on peut bloquer sa respiration comme on peut nier sa peur si on le décide.
Même les singes qui ont une anatomie similaire à 95 % de la nôtre ne disposent pas d’un cortex cérébral.
Nous sommes la seule espèce vivante sur Terre avec un cortex préfrontal.
D’un côté, la science nous a beaucoup apporté et va continuer à nous apporter. Mais, nos sociétés et dès le début du 20ème siècle a mis le cortex cérébral en avant tout en niant le cerveau émotionnel, voire même le tronc cérébral.
Alors que ces deux zones du cerveau précèdent le cerveau rationnel.
L’homme est devenu totalement rationnel et seulement rationnel.
Résultat : 99 % des gens répondent aux émotions (les siennes et celles des autres) avec la raison alors qu’une émotion n’est pas rationnelle.
Le but de l’émotion est de vous apporter une information face à ce qu’il se passe en vous ou autour de vous. Aucune émotion n’est ni négative, ni positive.
Quelqu’un rentre chez vous et dévalise votre frigo ? Vous vous mettez en colère parce que cette émotion vous permet de poser vos limites et de protéger votre logement, votre intégrité physique et mentale.
Un bus fonce sur vous ? La peur qui surgira va vous sauver la vie.
Vous avez perdu quelque chose ou alors vous avez perdu quelqu’un ? La tristesse est l’émotion qui permet de faire son deuil pour peu que l’on pleure autant que nécessaire.
Dire à un enfant qui a perdu son doudou sur l’autoroute : arrête de pleurer, on va t’acheter un nouveau doudou ! Ne sert à rien parce que tant qu’il n’aura pas pleuré la perte de son doudou, il ne sera pas prêt à accueillir un nouveau doudou dans sa vie.
Vous le verrez dire non ou baisser la tête. Et comme le reste de la société, vous allez dire : cet enfant est ingrat, on fait ce qu’on peut et il est pas content ! La seule chose qu’il y avait à faire est de répondre à une émotion par une émotion. C’est tout.
Dire : je comprends que tu sois triste, pleure autant que tu en as besoin et viens, je te fais un gros câlin.
C’est tout !
Quand j’ai enfin pu revoir mon fils après 4 ans et demie de séparation, Bilal était dans un centre thérapeutique avec un diagnostic du trouble du spectre de l’autisme parce qu’il avait de grosses difficultés relationnelles et émotionnelles.
Si fort qu’on l’a inscrit dans un centre thérapeutique et pas l’école à l’âge de 3 ans. Il y est entré à 5 ans et il a quitté son centre pour aller dans une école spécialisée un an après que les visites aient repris.
Même la pédopsychiatre et le psychologue étaient bouche bée.
Pourquoi ? Parce qu’il me revoyait ? Non. En tout cas pas seulement.
Parce que quand mon fils a une émotion, je lui dis : c’est OK, Bilal. Tu as le droit d’avoir une émotion. Tu peux pleurer ou être en colère, même contre moi, et c’est OK.
Je le laisse vivre son émotion et il a alors appris à poser des mots sur ce qu’il avait vécu. Je faisais preuve d’empathie avec des phrases toute simple : tu sais, moi aussi, je serai très triste si j’avais vécu ça, je te comprends.
Puis, je lui apporte la solution pour peu qu’il en fasse une.
Les éducateurs dans son centre, les pédopsychiatres qui le voyaient, son psychologue et même le centre thérapeutique pour enfants avec d’énormes difficultés n’ont pas réussi à le faire progresser comme il a progressé depuis que l’on se revoit lui et moi.
Ce n’est pas seulement ma présence. Quand il s’agit de réfléchir et de répondre à ses questions, je réfléchis. Mais quand il a une émotion, juste le fait de l’autoriser à la vivre, de le laisser vivre son émotion et de l’aider à identifier ce qu’il ressent lui a permis de faire d’énormes bonds dans son enfance.
J’écris cet article, non pas pour me vanter car je me suis trop longtemps auto-détruite (et ça revient comme un programme aléatoire sur un PC), droguée, fait du mal, des tentatives de suicide parce que je vis dans un monde où l’émotion est interdite.
Du coup, 99 % des gens ne savent pas quoi répondre à quelqu’un qui vit une émotion.
Mais, j’ai foi en l’humanité. Cela fait partie de notre croissance commune.
Je pense que fin du 21ème ou peut-être même en 2050, les émotions ne seront plus nos ennemis comme c’est le cas actuellement.
Notre descendance aura appris de nos erreurs. Si le 20ème a permis un bond de géant grâce au cortex cérébral, les générations futurs apprendront enfin à utiliser à la fois le cerveau limbique et le cortex cérébral.
Juste un conseil : quand quelqu’un a une émotion, ne commencez pas à réfléchir. Ressentez parce que vous trouverez dans votre cœur la réponse à ce moment-là. Pas dans la raison.
Mais comme vous disposez d’un cortex préfrontal, c’est à vous de décider si vous prenez ou non cette suggestion.
PS : Merci Aude Alexandre pour ton empathie et ta compassion.